Les portraits de Mahn Kloix : Nûdem Durak, chanteuse Kurde emprisonnée

Rue Langeron, 13006 Marseille
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A Marseille et ailleurs, Mahn Kloix utilise l’art urbain afin de mettre en avant des combats de tous les jours des femmes et des hommes qui œuvrent pour un monde plus libre, plus juste et solidaire. En juillet 2020 il posait sur un grand mur de la rue Langeron, l’histoire de Nûdem Durak, une chanteuse Kurde emprisonnée en Turquie. « Ils ont voulu faire un exemple avec Nûdem, car la musique est très importante dans la résistance en Turquie : quand la police arrive, les manifestants chantent et dansent. Ils l’ont choisie car elle chantait dans les manifestations et devenait très célèbre – et c’est une femme libre, qui prend la parole ». Pınar Selek, sociologue turque exilée en France, pour les Inrockuptibles.

Nûdem Durak vient d’une famille musicienne dengbêj (barde traditionnel kurde). Elle a commencé à chanter sur scène avec son père. Issue d’une famille modeste, elle obtient sa première guitare en vendant l’alliance de sa mère. Elle fonde le groupe de musique Koma Sorxwin et donne des cours de musique traditionnelle kurde au centre culturel Mem û Zîn, à Cizre, dans le district de Şırnak. Avec son groupe, elle produit plusieurs clips et se produit régulièrement sur scène dans le sud-est de la Turquie. Du fait de son engagement artistique dans sa langue maternelle, Nûdem Durak est placée en garde à vue et arrêtée à de nombreuses reprises. Dans la prison de Mardin, elle est détenue dans le même quartier que la journaliste et artiste kurde Zehra Doğan, avec qui elle élabore un journal de détention.

Elle est libérée sous contrôle judiciaire tandis que ses procès se poursuivent, avant d’être incarcérée en 2015, condamnée à 10 et 9 ans de prison, soit 19 ans au total, pour « appartenance à une organisation terroriste ».

Peu de temps avant son arrestation, elle fait l’objet d’un reportage diffusé par la chaîne Al Jazeera : « Meet the Kurdish woman imprisoned for singing in Turkey ». Le centre culturel, fréquenté par des milliers de jeunes, est quant à lui fermé par l’État turc en 2016. Elle est détenue dans la prison de Bayburt, dans le Nord-Est de la Turquie. Elle souffre d’une affection à la thyroïde, finalement prise en charge médicalement. Elle doit y rester jusqu’en 2034. En Allemagne, en août 2016, une campagne de soutien intitulée Song for Nudem est lancée. Elle invite les chanteurs à manifester leur solidarité. Le 25 mars 2019, l’écrivain français Joseph Andras attire l’attention de l’opinion publique francophone sur Nûdem Durak avec un article publié dans le quotidien L’Humanité.

Il publiera quelques mois plus tard, dans la revue en ligne Lundi matin, un second article après avoir correspondu avec la prisonnière ainsi que sa famille. Le texte sera traduit en plusieurs langues par le webzine franco-turc Kedistan.

De là, la campagne Free Nûdem Durak est lancée début avril 2020. Elle appelle à sa libération ainsi qu’à celle de tous les prisonniers d’opinion. La cinéaste Carmen Castillo, ancienne prisonnière politique et opposante au gouvernement de Pinochet (libérée, en 1974, par une mobilisation française), marraine la campagne. Elle écrit dans le quotidien Le Monde, au mois de mai : « Nûdem Durak n’avait pas d’armes, sinon une guitare. Elle chantait dans sa langue maternelle, longtemps interdite par les gouvernements turcs successifs ». La campagne Free Nûdem Durak prend rapidement une ampleur internationale. Aux États-Unis, le linguiste Noam Chomsky, l’anthropologue David Graeber, la militante Angela Davis (acquittée, en 1972, grâce à une campagne internationale) et la journaliste Debbie Bookchin appellent à sa libération.

En Grande-Bretagne, le cinéaste Ken Loach se joint à la mobilisation, ainsi que le musicien Peter Gabriel, connu pour son engagement contre l’apartheid sud-africain. Au Chili, la chanteuse Ana Tijoux alerte à son tour sur le sort qui lui est fait.

Nûdem en couverture du livre de l’artiste Mahn Kloix, aux éditions Critères.

En France, de nombreuses figures politiques, intellectuelles et artistiques se joignent à la campagne : l’ancien candidat aux élections présidentielles Olivier Besancenot, l’historienne Françoise Vergès, l’écrivaine Maryam Madjidi, l’écrivain et dramaturge Laurent Gaudé, le cinéaste et romancier Gérard Mordillat, la philosophe Elsa Dorlin ou encore l’élue Danielle Simonnet. Par la voix de plusieurs de ses membres, le Parti communiste français est présent dans la campagne. D’anciens prisonniers politiques témoignent également, de divers endroits du monde, de leur solidarité à l’endroit de la chanteuse kurde : le journaliste marocain Omar Radi, l’écrivaine Pinar Selek, l’ancien opposant au régime de Pinochet Téo Saavedra ou encore les militants algériens Hakim Addad, Messaoud Leftissi et Salim Yezza. La presse indépendante italienne et turque relaie régulièrement les prises de positions successives. Au mois de juillet 2020, le chef d’orchestre italien Riccardo Muti lui rend hommage lors d’un concert donné à Paestum. Le même mois, à Marseille, Nûdem Durak est peinte sur une façade de plusieurs mètres de haut par l’artiste de rue Mahn Kloix ; en Allemagne, dans un musée de Francfort, l’artiste canadienne Hajra Waheed lui dédie une installation sonore intitulée HUM. Peu après, le chanteur nigérian Keziah Jones appelle, par une chanson interprétée en langue yoruba sur les réseaux sociaux, à la liberté de la chanteuse kurde ainsi que de tous les détenus politiques.

Juin 2020, portrait de la militante et artiste russe Ioulia Tsvetkova par Mahn Koix (visible à Marseille)

Manh Kloix évoque son art « Je raconte des histoires, des histoires contemporaines, celles de gens qui nous entourent, des gens qui se battent pour leurs rêves. Mais avant tout, je parle de cette vibrante capacité que nous avons tous en nous de faire évoluer le monde dans lequel nous vivons« . Selon la biographie de Théophile Pillault  « Mahn Kloix est né à Paris en 1980. Il vit et travaille à Marseille depuis dix ans. Entre un grand-père militant et des parents syndiqués, Mahn Kloix a grandi au sein d’une famille engagée, portée par les grands combats sociaux. Et si l’activisme plane au-dessus de sa tête, le jeune homme va, lui, choisir une voie tout aussi engagée : la création artistique. En 2003 il entre aux Gobelins, l’école de l’image, pour se frotter au graphisme et aux Arts appliqués, au cœur de classes envisagées comme de véritables ateliers de groupes. Le jeune artiste passe également une partie de ses études à Besançon : il y subit alors l’influence du Bauhaus puis de l’école suisse « épurée, froide et nette », ainsi que les esthétiques des grands affichistes allemands et russes.

Tursunay Ziawudun by Mahn Kloix, Soutient au Peuple Ouïghour

Steinlen, Cassandre, Loupot, Savignac l’inspirent et le dirigent irrémédiablement vers le format papier : « un des rares supports de communication capables de traverser le temps. » Au fil du temps, le graphiste cède lentement la place à l’artiste. Devenu Mahn Kloix, l’homme voyage, dessine, commence à s’afficher dans l’espace public. Installé à Marseille depuis 2011, il fait de la vieille cité historique sa ville de départ à l’exploration du bassin méditerranéen « politique et militant ». Dans le ventre d’Istanbul, il croise le chemin de centaines de jeunes manifestants. Il se met alors à croquer ces visages de Protester, pour ensuite leur rendre hommage en affichant leurs portraits dans la rue. Les soulèvements de la révolution de jasmin en Tunisie ou le mouvement des indignés à Athènes constitueront également la matière brute à un projet global qui se dessine alors lentement : Small is big. Un leitmotiv pour dire et mettre en lumière les luttes, se réapproprier les combats, traverser et témoigner des grands courants de résistance, de New York au Caire.

Janvier 2020, Portrait de Cédric Herrou par Mahn Kloix, fermier, connu pour aider les migrants à la frontière franço-italienne. (Visible à Marseille rue Pastoret)

Un projet plurimédia, entre images d’archives, clichés de photojournalistes, illustrations à l’encre de Chine, tirages papier grand format et interventions au cœur de l’espace urbain. Soutenu par le portraitiste Peter Hapak — reporter au Time Magazine —, vu dans les pages du quotidien La Marseillaise ou de Vice Grèce, le projet continue de s’amplifier : « mon exploration de ces « Contre-feux » internationaux, comme aimait à les nommer Pierre Bourdieu, n’en est qu’à ses prémices. » La saison 2016-17 marque à ce titre un tournant majeur. En 2016, Mahn Kloix invite la lutte zadiste place Jean Jaurès à Marseille, en affichant une pièce massive au cœur de la Plaine. L’artiste tend ainsi un fil rouge entre le combat mené par les habitants du Plateau et les militants des zones menacées, du barrage de Sivens à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

Moins de six mois plus tard, il co-signe le film-documentaire Femen, Retour à la rue. Un ovni filmique de 32 minutes au sein duquel l’artiste, épaulé par la réalisatrice Élodie Sylvain, revient sur des années de combat de Femen France, de Notre-Dame de Paris, à l’Assemblée nationale en passant par la Grande Mosquée de Paris. Femen, Retour à la rue est étoilé d’une série de collages de Mahn Kloix, dont le point d’orgue se tiendra le 8 mars 2017, sur le parvis du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec une action in situ menée aux côtés de Femen, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme.

Mars 2019, « Make Marseille Queer Again » Portraits réalisés durant l’événement Make Marseille Queer Again au Corus Julien (oeuvre disparue depuis)

Héritier d’une nouvelle figuration libre – militante et contemporaine –, il sait également emprunter des chemins de traverse plus lyriques et aériens. Comme avec Man vs. Wild, ensemble d’immenses fresques mettant en scène des êtres humains faisant face à des animaux gigantesques. Une initiative inter-villes, composée autour des préoccupations environnementales de l’artiste. « D’embardées lyriques il est également question avec une capsule comme Shaza & Jimena, portrait grand format de deux amantes ayant dû fuir la désapprobation d’un père et s’échapper de Dubaï. Dubaï, où l’homosexualité est passible de la peine de mort. Ce genre d’échappées me permet ainsi d’opérer des incartades plus poétiques dans mes compositions ». La pièce, massive, a été mise à l’honneur, en janvier 2018, sur le M.U.R. d’Oberkampf (Paris, 11e). Mahn Kloix s’intéresse aux parcours de vie hors-normes, aux gens transcendés, dépassés même parfois, par leur message ou leurs expériences.

À l’été 2020, le phocéen réalise une immense façade au cœur de Marseille, en hommage à Nûdem Durak, chanteuse kurde et libre, opposante du régime de Recep Tayyip Erdoğan. À la rentrée 2021, Mahn Kloix s’installe à l’ESPACE7 au cœur du quartier Bastille, à Paris. L’artiste y présente Jeux de mains, sa toute première exposition personnelle. Un accrochage composé à part égale d’illustrations sur papiers, ainsi que d’œuvres sur toiles. L’artiste y jette – pour la première fois –, son dévolu sur les mains. Des mains en action, en mouvement, des mains qui s’expriment, des mains enlacées parfois, blessées ou protectrices. 2021 est décidément une année riche pour le plasticien, puisque la célèbre maison d’édition Opus Délits lui consacre, après C215, Gris1 ou Brusk, son 90ème tome. Baptisé « En Résonances », l’ouvrage revient sur les grands moments créatifs qui ont bousculé la vie de l’artiste. Le livre est préfacé par Philippe Pujol, lauréat du prix Albert-Londres en 2014.

Découvrez son site officiel


SOURCES Mahn.fr par Théophile PillaultWikipedia Nûdem Durak & Pınar Selek, sociologue turque exilée en France, pour les Inrockuptibles
PHOTOS Dominique Milherou Tourisme-marseille.com (photo Nûdem Durak et Tursunay Ziawudun) & Mahn.fr & facebook.com/nudemdurak
A NOTER Ce site est un blog personnel, ces informations sont données à titre indicatif et sont mises à jour aussi souvent que possible. N’hésitez pas à me contacter pour toute correction ou contribution

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