A Marseille un « domaine » est un bâtiment-entrepôt utilisé pour le commerce en gros. La construction du Grand domaine se situe entre 1830 et 1860. D’abord lieu de stockage de pains de sucre et de diverses denrées il a donc ensuite accueilli des ateliers de fabrication de chaussures tenus par des réfugiés arméniens, des ateliers de confection, une fabrique de santons, puis des locaux associatifs (La Cimade, Attac,… ), des ateliers d’artiste ainsi que des logements. Le lieu s’est aussi appelé Domaine Grandval certainement en référence à sa raffinerie de sucre et à l’industriel Joseph Grandval. Le corse, né en 1798 trouve à Marseille un modeste emploi de commis de pharmacie. Fort peu enthousiaste pour cette profession, il envisage alors la carrière des armes. Mais le général commandant la 91e division militaire lui recommande plutôt le domaine du commerce. Le futur industriel dira alors : « C’est pourquoi, d’indécis que j’étais d’abord, je tournais irrémédiablement mes vues du côté de l’industrie commerciale ». À Marseille, où travaillent plusieurs raffineries au « sucre colonial », Grandval s’aperçoit que les écumes de cassonade sont rejetées à la mer, sous la forme d’une pâte brune et visqueuse, dans des caisses en bois. Analysant ces résidus, Grandval imagine alors que l’on pourrait en faire des sirops. S’associant avec son ancien ami, Delestang devenu marchand de conserves, et bailleur de fonds, ils créent une petite entreprise. Dessinant lui-même tous les appareils nécessaires au fonctionnement de la distillation, il les fait ensuite réaliser par un chaudronnier. Hélas, faute de capitaux, son projet ne durera pas plus de deux années. Mais en 1827, Grandval s’associe au meunier Girard, et perfectionne un procédé de fabrication : le noir animal qui possède des propriétés de filtration et de blanchiment du sucre.
C’est alors que sa société prospère rapidement, et, dès lors, le nom de l’industriel se trouve étroitement lié à l’industrie sucrière de Marseille. En 1829, Grandval persuade Girard de racheter une raffinerie toute proche. Avec un emprunt de 200 000 francs et un apport de chacun des deux associés de 50 000 francs chacun, Grandval passe de l’artisanat à l’industrie. Dès 1830, la production des raffineries double, tout en conservant leurs structures commerciales et techniques connues sous l’Ancien Régime. Il met en marche « le processus de destruction créatrice », qui vise à améliorer les techniques et les rendements, en supprimant les plus faibles. Ainsi, en 1844, il ne reste plus que sept raffineries à Marseille, sur les vingt existantes au départ. La production ayant triplé et les emplois étant passés de 600 à presque 900.
Enfin, en 1860, il ne restait plus que trois raffineries à Marseille, avec 2 000 ouvriers, dont 1 500 chez Grandval. En 1862, Grandval expose à Londres, assurant les trois quarts des exportations marseillaises sur tout le pourtour méditerranéen. À leur apogée, les raffineries Grandval produisaient quotidiennement 120 tonnes de sucre, soit encore 15 000 pains de 8 kg, au total une production annuelle de plus de 40 000 tonnes. Grandval devint, sous le Second Empire, l’un des plus grands capitaines d’industrie. Son affaire était à son apogée alors qu’atteignant soixante-six ans, il tomba malade. C’est à ce moment qu’il décida de se retirer des affaires et de vendre à Charles Rostand qui fera faillite. Son patrimoine immobilier reste considérable et un portefeuille de titres des principales affaires maritimes, industrielles et bancaires de Marseille constitue la succession de ce grand industriel. Il passe les dernières années de sa vie à Cannes. Là, perdant peu à peu la vue, il devint aveugle en 1869. Il meurt le 12 mai 1872. Son fils, Alphonse Grandval, sera président de la Chambre de commerce de Marseille de 1875 à 1881.
Selon la Drac, Le Grand Domaine est un « vaste quadrilatère de plan carré avec une cour intérieure, anciens Domaines : façade très simple, plate, sans aucun décor et avec de petites ouvertures boulevard des Dames, en trois parties : la partie centrale comporte deux travées et cinq étages, mais la toiture est surhaussée par rapport aux quatre larges travées gauche et droite. Un balcon a été construit ultérieurement au dernier niveau à gauche. Côté rue de la Joliette, on trouve six étages, toujours avec une façade très lisse, sans décor. En revanche, la hiérarchie traditionnelle des étages a été respectée sur cette façade : les baies du 1er étage sont hautes et l’enduit laisse apparaître des encadrement en pierre de taille ». Aujourd’hui on trouve au n°26 une grande façade beige avec au rez-de-chaussée un parking et son “service vidange” et l’atelier “cuirs et peaux” de la maison Varjan, vestige de l’époque des chaussiers arméniens et présente dans les lieux depuis 1955.
Avec « Chroniques du Grand domaine » Lili Sohn enquête dans cette BD parue en 2024 sur ce bâtiment singulier et nous offre une histoire chorale dans le Marseille d’hier et d’aujourd’hui. À travers son récit elle développe un ouvrage sociologique qui aborde à la fois la diaspora arménienne qui a fui le génocide et la lutte pour le droit des étrangers dans les années 70. Elle évoque aussi une prétendue rue secrète dans les sous-sols !